Interview de Derf Backderf
Biographie
Où êtes vous né et où vivez-vous aujourd’hui ?
Je suis né dans une petite ville de l’Ohio, dans le Midwest américain. J’ai vécu à Cleveland ces 32 dernières années, pour des raisons que je ne peux pas expliquer. Si les choses continuent comme elles vont dans ce pays, je vais chercher le statut de réfugié dans un pays européen ami.
Quelles sont les maisons d’édition “small press” et plus officielles avec lesquelles vous avez collaboré ? Ou avez vous fait de l’auto-édition sous votre nom ou en créant un label ?
Slave Labor Graphics de Californie a été mon premier éditeur, mais ils ont maintenant disparu. J’ai fait quelques petites choses avec Fantagraphics et Alternative Comics. Abrams Books est maintenant mon éditeur américain, mais ils sont l’un des plus grands éditeurs de livres aux Etats-Unis. J’ai un certain nombre d’éditeurs européens. Mon éditeur français est çà et là. Mon éditeur néerlandais est Scratch Books.
Comment avez-vous appris votre métier d’auteur ?
Quelle question ! 40 ans de dur labeur, voilà comment.
Vivez-vous de votre art, sinon comment faites-vous pour tenir le coup ?
J’ai toujours vécu de la bande dessinée, depuis que j’ai quitté l’université et que je suis devenu pro en 1983. Pendant de nombreuses années, de 1989 à 2012, je faisais des trips dans la presse underground aux États-Unis, genre Village Voice, tu en as peut-être entendu parler. Je gagnais bien ma vie en faisant ça, tout comme beaucoup de créateurs de bandes dessinées. Alison Bechdel, Chris Ware, Ben Katchor, Charles Burns, Matt Groening, Lynda Barry, tous ces gens ont commencé dans la presse alternative comme je l’ai fait ! C’était un endroit incroyable pour faire des supers bandes dessinées. Mais, comme tous les journaux, ils ont commencé à péricliter dans les années 2000. C’est à ce moment-là que j’ai fait la transition vers le roman graphique et - surprise ! - j’ai eu plus de succès qu’avec mes strips ! J’ai toujours pensé à l’avenir et j’ai essayé de nouvelles choses parce que l’industrie de la bande dessinée est en constante évolution. C’est la clé : apprendre à connaître le marché et anticiper les changements. Ne pas rester coincé dans un genre en train de mourir. Donc, en 2010, "Punk Rock & Trailer Parks" a été publié et m’a établi comme un auteur légitime de romans graphiques. En 2012, la version finale de "My Friend Dahmer" a été publiée et fut un succès. C’est à ce moment-là que j’ai arrêté les strips pour me concentrer uniquement sur les livres.
Auto-édition
Par qui/comment s’est fait votre premier contact avec la scène de l’auto-édition ?
Certains de mes collègues m’ont encouragé à m’auto-publier. C’était dans les années 1990, pendant ce qui fut appelé ici "la révolution du mini-comic". Les jeunes créateurs étaient frustrés par les éditeurs traditionnels, qui ne les publiaient pas du tout, pas plus que les petits éditeurs indépendants de l’époque, qui avaient leurs auteurs favoris et n’étaient pas ouverts non plus à de nouveaux talents émergents. Nous avons donc commencé à publier nos propres livres. La publication assistée par ordinateur et les progrès de la technologie des photocopieuses ont facilité les choses. Cela a changé le monde de la bande dessinée. L’ère dorée de la bande dessinée dans laquelle nous nous trouvons, commence avec cette vague de minicomics auto-édités.
Pourquoi avez-vous décidé de vous auto-publier ?
Parce que je continuais à être rejeté par les éditeurs ! Je devais donner aux gens la possibilité de voir mon travail et l’auto-édition était le moyen le plus facile de le faire.
Quelle est la meilleure partie dans l’auto-édition ? Concevoir le récit, fabriquer le livre, la rencontre avec le public, la participation à une communauté ?
Toutes ces choses. J’ai tout aimé.
Quelle est votre meilleure expérience d’auto-édition ?
En 2002, avec mon comic "My Friend Dahmer", publié sous la forme d’un comic souple traditionnel (floppy), une bande dessinée de 24 pages. Je voulais que ce ne soit rien d’autre qu’un échantillon du plus grand projet et j’espérais que cela attirerait un éditeur qui financerait le livre. Cela ne s’est pas produit, mais le comic est devenu un livre culte, a eu beaucoup de presse, a été vendu à plus de 5000 exemplaires (la plupart des bandes dessinées auto-produites ont de la chance quand 500 exemplaires sont vendus) et il m’a permis d’obtenir ma première nomination aux Eisner Awards. À l’époque, il y avait plusieurs imprimeries qui faisaient de petits tirages de bandes dessinées. Je voulais que ce soit plus classe et abouti qu’un fanzine à la photocopieuse. Il y a un grand distributeur ici, Diamond Comics, qui est le seul distributeur des boutiques de BD. Ils sont horribles, mais à l’époque, ils distribuaient de la small press ou des bandes dessinées auto-éditées. Plus maintenant. Mais en 2002, ils l’ont fait et ils ont repris le livre dans leur catalogue mensuel. J’ai envoyé un dépliant promotionnel à plusieurs centaines de magasins pour attirer leur attention. J’ai eu assez de précommandes pour financer l’ensemble du tirage ! Diamond a pris la commande directement à l’imprimerie. C’était incroyablement facile, mais c’était vraiment un livre particulier.
Est-ce que l’auto-édition vous coûte de l’argent, vous rapporte, ou a un bénéfice nul ?
J’ai toujours gagné de l’argent avec l’auto-édition, mais je faisais très attention à ce que je choisissais de publier et je gérais bien mon budget. Je n’avais pas non plus vraiment besoin de gagner de l’argent avec l’auto-édition, puisque je publiais des strips et que je vivais de ça. Je ne voulais pas perdre d’argent, c’est tout.
Êtes-vous éditeur ou distributeur pour le travail d’autres personnes ? Si oui, comment est-ce arrivé ?
Non.
Quel rôle jouent les salons et les conventions de micro-édition dans votre pratique de l’auto-édition ?
Ici, aux États-Unis, nous avons un grand schisme dans la bande dessinée. D’un côté, il y a tous les trucs de super-héros mainstream de Marvel et DC. De l’autre côté il y a tout le reste. Le business des super-héros est quelque chose à part. Il y a des fans spécifiques, une presse spécifique qui ne couvre que les trucs de super-héros, et les grandes conventions traditionnelles, comme New York Comicon et Wizard World, avec tous les cosplayers et les célébrités invitées. Les magasins de bandes dessinées traditionnels se consacrent presque exclusivement à la merde de superhéros. Tout est financé par Disney et Warner Bros., mais ils sont surtout intéressés par les franchises de films et de télévisions. Ils se fichent des bandes dessinées. Mais ils ont tellement d’argent qu’ils ont réussi à persuader les médias que les bandes dessinées de superhéros dominent le marché. Ce qui n’est pas le cas. La rumeur est que Marvel et DC en tant qu’éditeurs de bandes dessinées, perdent de l’argent ! La base de fans de ces bandes dessinées vieillit et stagne. Ce sont les mêmes hommes adultes qui lisent ces choses depuis 30 ans.
D’un autre côté, le reste du monde de la bande dessinée est en pleine croissance et florissant, mais c’est une affaire complètement différente. La croissance explosive du lectorat des bandes dessinées américaines se produit, en particulier chez les femmes et les filles, qui lisent maintenant des bandes dessinées dans des proportions que je n’avais jamais vu auparavant. Nous avons nos propres éditeurs, des micro-éditeurs prospères qui financent leurs activités avec Kickstarter ou GoFundMe, il y a des éditeurs indépendants comme Fantagraphics et Drawn & Quarterly, et puis les grands éditeurs de littérature qui se sont lancés dans le roman graphique, comme Abrams et Simon & Shuster. Nous avons nos propres conventions et festivals où les superhéros sont interdits. Ce sont des festival plus proches d’Angoulême que du San Diego Comic Con. Ces festivals sont d’excellents endroits pour vendre notre production, surtout pour les jeunes créateurs qui débutent, mais ce n’est pas un énorme truc dans notre monde de la bande dessinée, contrairement aux conventions dans le monde des superhéros. Je vais à trois ou quatre festivals chaque année.
Gardez vous une archive de vos fanzines ? Comment les conservez-vous ?
"Fanzine" n’est pas la bonne traduction. Les fanzines sont des choses avec des interviews et des critiques, comme le Comics Journal. Le terme que vous devez utiliser est "mini-comics" ou simplement "minis".
J’ai des copies dans mes archives, oui. Je les emporte et les montre comme tous mes autres comics.
Où imprimez-vous vos minis ? Est-ce que vous passez par un imprimeur ou chez un copy-shop ?
J’ai fait les deux.
Est-ce que vous lisez beaucoup de zines et de mini-comics ?
Pas vraiment. Je suis conscient de qui fait du bon travail, mais j’ai arrêté de lire des bandes dessinées quand j’ai commencé à faire des bandes dessinées. Il y a trop de nouveau livres et trop de nouveaux créateurs à suivre.
Est-ce que vous pensez que votre pratique de l’auto-édition est lié à votre situation géographique ? à l’organisation du marché de la bande dessinée aux USA ?
Je pense que c’était le cas à un moment donné. Avant 1990, vous deviez vivre à New York pour être pris au sérieux en tant que créateur. Maintenant, ça n’a pas d’importance. Internet a tout changé.
Edition
Quel a été votre premier éditeur ? Connaissaient-ils votre travail grâce à l’auto-édition ?
Fantagraphics a publié ma première histoire courte. Le premier éditeur de mes livres plus longs était Slave Labor Graphics, dirigé par Dan Vado en Californie. C’était une petite maison d’édition importante dans les années 1990 et 2000. Je ne me souviens pas si Dan connaissait mon travail avant que je lui fasse une proposition. Il avait peut-être vu mes strips, qui étaient publiés dans beaucoup de journaux en Californie.
Avez-vous continué à vous autopublier depuis ? Pourquoi ?
Je n’ai plus fait d’auto-édition depuis un certain temps, peut-être 15 ans. Une fois que les grands éditeurs ont commencé à me donner beaucoup d’argent pour travailler pour eux, il me semblait que cela n’avait plus grand intérêt. C’est comme ça que ça doit marcher. Vous commencez avec l’auto-édition et vous vous faites un nom, puis vous passez à la small press, puis à un éditeur majeur.
Allez-vous continuer à auto-éditer dans les prochaines années ?
Non, je suis passé à autre chose maintenant. Je préfère me concentrer sur la création de mes nouvelles bandes dessinées.
Pour vos livres qui sont passés de l’auto-édition à l’édition, quelles questions de remontage ou de format se sont posés ? Comment voyez-vous la relation entre les deux ?
C’est le même genre de narration. L’échelle est différente, d’un mini comic de 20 ou 24 pages à un roman graphique de 250 pages, mais ça reste une bande dessinée. Ce qui est génial avec les romans graphiques, c’est que j’ai autant de place que je veux pour raconter l’histoire. Si je voulais faire un livre de 700 pages, je pourrais. Je n’ai pas besoin de tout faire entrer dans un certain nombre de pages. Cela me donne une liberté créative vraiment merveilleuse.
L’exposition
Vous pouvez nous parler des travaux que l’on peut voir dans l’exposition ?
C’est la première version de "My Friend Dahmer" que j’ai publié en 1997 mais écrit et dessiné en 1995. Je savais que j’avais cette histoire incroyable et unique entre les mains, mais je n’avais aucune idée de comment la raconter sous forme de bande dessinée. Je n’avais fait que des strips de quatre cases et du dessin d’humour jusque-là.
Donc, cette histoire est ma première expérience dans le format long. C’est pas terrible, mais c’était le premier pas.